mercredi 31 mars 2010

Une gauche pragmatique

Vladimir Å nous envoie des nouvelles de son pays, la France, en souhaitant que se répande là-bas ce que nous connaissons depuis longtemps au Lucanistan : une gauche pragmatique.



« Je pense au film Les invasions barbares. A l'époque où je l'avais vu, et surtout encore quelques années auparavant, le personnage du père était un bon représentant de ce qu'on pouvait espérer de mieux dans le monde où je me trouvais. Pas tant être prof qu'être un intellectuel critique. Le fils me semblait un barbare à proprement parler.
Les choses ont quelque peu changé. Je me sens plutôt un mélange de ces deux personnages. Je préfère avoir une profession intellectuelle plutôt qu'un sombre travail rentable assurant paix et prospérité au foyer marie joseph, bien que gagner de l'argent ne soit pas une mince question. En revanche, je me retrouve dans le pragmatisme du fils plutôt que dans l'idéologisme (plutôt bobo, ceci dit) du père et de ses amis.
Etre pragmatique c'est considérer les choses comme des problèmes et apporter des solutions. Les idéologistes considèrent la notion de problème sous un très mauvais œil : pour eux, un problème est quelque chose dont il faut se débarrasser. Alors, un problème ça se met de côté, se refoule, s'éradique ou se cache. C'est toujours quelque chose qui vient déranger l'ordre des choses, qu'on souhaiterait stable (même la connotation psychanalytique tient à cela). Donc on voudrait un monde sans problème, idyllique : le monde promis par l'idéologie, justement. Mais aussi, dans un environnement qu'on n'aime pas, avec lequel on est en désaccord : être soi-même un problème, « nous sommes tous des juifs-allemands » dixit mai 68 (évidemment, la même en 2001 avec « américains » n'a plus du tout le même sens, ce serait presque le contraire : nous sommes tous de bons allemands sauvagement attaqués par la résistance, laquelle aussi en l'occurrence a viré de bord).
Pragmatiquement, il n'y a que des problèmes et un problème n'est plus un grumeau dans la soupe, un évènement. Il y en a de toutes les tailles et de toutes les complexités, et ce ne sont pas des nœuds qui permettent de nouer un monde déserté par les grands récits ou de le voir rempli de nœuds. Le problème répond a des questions simples comme : est-ce que ça fonctionne, les gens sont-ils contents, l'entreprise gagne-t-elle de l'argent ?... Et des questions plus concrètes comme comment exposer beaucoup d'œuvres dans un tout petit espace ? Deleuze était un philosophe très pragmatique ; il demandait par exemple : comment se constituer un corps dans organes ? Et la sociologie fait partie des sciences pragmatiques, comme elle pose la question « comment… » plutôt que la question « pourquoi… ».
Résoudre un problème, c'est une histoire d'agencement. Il faut déplacer les choses, en introduire de nouvelles : composer un agencement. La sociologie étudie les agencements, par exemple. C'est aussi là qu'il faut marquer la défaite actuelle de la gauche et la démission des intellectuels qui ne se rebellent que savamment et cordialement dans des colloques entre initiés : il ne s'agit plus d'analyser, sur fond de monde idéal prédéfini, où, qui ou quoi, sont les problèmes, et de les traiter. La gauche a d'ailleurs commencé à plonger en arrêtant de stigmatiser des problèmes (d'un coup il ne fallait plus en vouloir au libéralisme, aux actionnaires, etc. etc.)…  Il s'agit d'analyser des agencements ; et cela ne peut se faire qu'à partir d'un problème ; les sociologues tendent malheureusement à ne pas oser poser des problèmes d'ordre politique au sens premier, mais, lorsqu'ils n'établissent pas des problématiques directement liées à la connaissance, ils n'hésitent pas à analyser des agencements à l'aune d'une idéologie implicite, et quand il n'y a ni l'un ni l'autre on tombe dans un descriptionnisme qui fait parfaitement écho à l'angoisse liée à la disparition des grands récits surtout lorsqu'il n'en profite pas pour faire valoir les petits récits qui fonctionnent dans les agencements décrits… Il s'agit, surtout, de créer de nouveaux agencements, ce que même des intellectuels peuvent faire, ne serait-ce que sur le plan des idées, de la pensée, ce serait déjà un début.
Pragmatiquement, il y a un nombre infini d'autres mondes possibles, et en même temps il n'y a que celui-là. La devise altermondialiste « un autre monde est possible », repère (certes un peu éteint) de la gauche depuis quinze ans, est typiquement une idée idéologiste : elle se tient dans les idées et pas dans le monde réel, et elle croit encore à l'unité d'un monde qu'on pourrait transformer comme ça, d'un coup de baguette magique ou d'une révolution. Il s'agit bien plutôt d'actualiser une multitude d'autres mondes.

Vladimir Å. »

Le Lucanistan n'est pas un monde parfait, mais comme la gauche y construit un peu partout un monde vivable et agréable sans pour autant s'ennuyer, cela fait longtemps que la droite tente vainement de s'opposer. La droite, en vérité, fait comme la gauche : elle construit ses agencements, mais de droite ; seulement, ils concernent moins de monde...


 
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