mardi 15 septembre 2009

Loi Evin : image, publicité et histoire en France (une lettre de Vladimir Å.)

Un français nous écrit une lettre de son lointain pays. Nous la reproduisons intégralement ici :


« La loi Evin empêche la publicité pour les alcools et tabacs. Seulement, elle amène sans la moindre opposition, à des pratiques tout à fait soviétiques de trucage de photos : disparue la pipe de Mr Hulot ou les cigarettes de Sartre ou de Malraux, jusque, donc, sur des affiches concernant des films, des expositions, des évènements de bibliothèque, etc.


Dans la société soviétique, que nos libéraux démocrates conspuent dès qu’ils le peuvent, toute image publique était propagande. Dans la nôtre, il faut croire que toute image publique est publicité (et toute publicité doit donc être encadrée par un dispositif d’Etat rappelant bien la propagande).


Ce statut de l’image publique peut paraître évident, et ne choquera personne sachant que nous vivons dans une société bourgeoise (lire Habermas). Autrement dit, comme toute autruche bienpensante, nous faisons le choix de regarder les choses de l’intérieur et non depuis les lignes de partage, qui le sont aussi de dialogue, de stimulations diverses et d’altérité, où se donnent à lire les controverses possibles (qu’elles soient actualisées ou non).


Or sur ces lignes-là ce statut ne va tout à fait de soi. Mais l’observer, pour ces autruches qui s’enterrent mortes de peur (de peur qu’on les sorte et montre le mouvement les ayant amenées à occuper leur position), c’est déjà être un dangereux anarchistes, ce que je ne suis pas ; pour qui refuse de voir, un minimum d’ouverture de l’œil et de l’esprit, pour ne pas dire plus, est déjà un crime en soi (parce que voyez-vous, dénoncer ceux qui savent mais se taisent et s’enferment, c’est, symboliquement, les tuer, et, dans des cas où la vie d’humains est engagée, il vaut toujours mieux, selon les autruches, sacrifier quelques vies d’humains qui se tiennent à l’extérieur de leur cercle, que la vie symbolique, pour ainsi dire, de plus d’humains encore parfois à l’intérieur de leur cercle).


On observe quelques drôles de choses, sur ces frontières de l’image publique en société bourgeoise. En premier lieu, la conscience historique disparaît tout à fait au profit de l’actualisation de l’image, la loi Evin étant rétroactive. Autrement dit, dans une logocratie transformée en iconocratie, retoucher les images s’apparente à une réécriture de l’histoire ; c’est ce qui se fait dans le marketing et la communication pour l’histoire au présent (il faut que les gens autour de Sarkozy ne soient pas plus grands que lui), et de même au futur (les proches de Chirac auraient demandé à ce que la photo prévue pour la couverture de ses mémoires soit remplacée, car le montrer en train de fumer pouvait nuire à sa postérité).


La question se déplace donc ici sur les statuts différents de la production et de la retouche : on se doute qu’un top model a plus intérêt à paraître fraîche et pimpante dans un magazine que raide défoncée par quantité de drogues et un gang de yétis, ce n’est pas vraiment criminel puisque, au final, on est là dans un domaine où la théorie de la copie, en iconologie, trouve de sérieuses limites ; cependant c’est bien plus grave de retoucher la photo pour rendre la top jeune et jolie.


Photoshop termine de mettre à sac une proposition telle que ‘‘une image a été prise ou n’a pas été’’, mais on peut toujours avancer celle-ci : une image a été publiée ou n’a pas été (jusqu’à s’entredéchirer ensuite sur ce qui qualifie une publication…). Ce qui ne vas pas du tout avec cette loi Evin et cette société (pour le coup : pourtant) publicitaire, et alors même que ce sont les mêmes qui nous bassinent avec les droits des industriels du son (pardon, des artistes musiciens bien sûr) sur leurs productions, c’est qu’il n’est pas du tout pris en compte que les images ont déjà été publiées. Le détournement situationniste appliqué depuis le lieu de pouvoir.


Ce qui craint peut-être quelque peu, au sujet de cette iconocratie, c’est qu’elle continue de faire comme si elle restait une logocratie, du coup on est en plein de sophismes. Pour le pouvoir, ce n’est par exemple pas que ce que les images montrent (des mots, il est vrai) d’un ministre d’Etat, mais les mots qu’il dira au sujet de ces images ; parce que, en plus, ce que dit de un pouvoir de lui-même est, bien entendu, plus légitime que tout ce que d’autres peuvent en dire ou en montrer.


Une autre limite, plus profonde, serait l’assimilation de toute image publique à une publicité, et par là il s’agit de la caution apportée au système qui la sous-tend. L’acte publicitaire repose sur le schéma suivant, qui englobe publicité commerciale comme affichage public, etc. : une entreprise présente une image à des gens en leur disant « regardez l’image que je vous montre ». Or, il n’y a rien à voir, puisque l’image publicitaire n’est pas une image à regarder, mais une image qui nous regarde, et l’on nous dit alors : « laissez-vous regarder par les images que nous disposons sur votre parcours » (un peu comme des miroirs, mais pas seulement ; le bon citadin à la page s’en sert comme miroirs et croit être libre à déambuler tout joyeux dans les rues commerçantes des sachets de fringues à la main quand il répond au dispositif publicitaire ; le miroir évoque déjà que nous sachions répondre à l’image, pour nous reconnaître en elle ou non, pour jouer le jeu du dispositif ou non : avant d’être un miroir, ces images sont faites pour nous hypnotiser).


Autrement dit, il y a là la possibilité d’assimiler toute image publique, jusque par exemple dans des livres scolaires, à des publicités, à des images qui nous regardent et dans lesquelles il n’y a rien à voir. Et déjà c’est ainsi que nous sommes éduqués dans cette société à ‘‘regarder’’ les images : nous nous laissons regarder par elles.


Bref, on voit par ces deux petits exemples que supprimer une cigarette sur, par exemple, une affiche d’exposition datant d’une époque où tous les fumeurs fumaient sans se cacher, a des implications bien plus étendues qu’une simple disposition morale d’une société publicitaire, moralisatrice et sécuritaire qui par là se dévoile avec, décidemment, de moins en moins de pudeur.

Vladimir Å. »


Heureusement que le Lucanistan n’est pas comme la France. Ici les images publiques sont avant tout informationnelles et recherchent l’intelligence des passants à les regarder, à les lire, à les percer. Et bien sûr les images historiques ne subissent pas le traitement que les français, ces barbares, leur infligent : nous attribuons à chacun ce qui est à chacun, et si des images ne nous conviennent pas, nous produisons des argumentations que nous enseignons, parfois, lorsqu’il y a un danger, à nos enfants ; jamais il ne nous viendrait à l’esprit, en tous les cas, de nous attribuer le prestige d’une image en la déformant suivant nos propres considérations, ou bien nous la prenons telle quelle, ou bien nous en produisons d’autres ; et plus encore, si nous produisons des règles sur les images publiques, ce qu’il nous arrive de faire, elles ne sont pas rétroactives.

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